Apprendre
à circuler
On a longtemps
considéré que l'éducation routière avait
pour seul objectif de préparer les futurs automobilistes.
Cette vision n'est pas totalement fausse si l'on considère
l'éducation routière comme un continuum de la maternelle
jusqu'à l'âge de la formation du conducteur. En réalité,
l'éducation routière a pour mission principale de
donner aux enfants les moyens de participer à leur propre
sécurité puis de l'assumer.
En grandissant les enfants
s'adaptent spontanément à la complexité de
la circulation mais ils le font en prenant des risques nombreux
et graves. La tâche des éducateurs est donc de faciliter
cette adaptation et de l'accélérer autant que possible.
L'éducation routière
n'a pas pour objet d'apprendre aux enfants à ne pas avoir
d'accident ; elle doit développer chez eux les connaissances,
les compétences, les attitudes sociales nécessaires
pour "savoir circuler". Il s'agit de leur faire adopter un
ensemble de valeurs sur lesquelles ils fassent reposer leur comportement.
Pour
une pédagogie de l'autonomie
Suffit-il pour
autant d'apprendre aux enfants la signalisation routière
et les règles inscrites dans le code de la route, et de les
inciter de manière moralisatrice à leur respect pour
que leur comportement soit adapté à l'environnement
routier ?
Dans les années
soixante, la seule formation existante était la préparation
à l'examen du permis de conduire dispensée dans les
auto-écoles. Lorsqu'il s'est agi de donner aux enfants une
éducation à la circulation, l'idée est venue
tout naturellement d'adapter à leur intention l'enseignement
donné par les auto-écoles. Cela explique que de nombreux
enseignants n'aient pas été convaincus que l'enseignement
de textes réglementaires fasse partie de leur mission.
Cette approche de l'éducation
routière n'est pas neutre ; on en mesure les effets
pervers. Elle aboutit à occulter la capacité de l'enfant
à se déterminer par rapport aux risques et à
la remplacer par une attitude légaliste. L'enfant passe ainsi
du "je ne traverse pas parce que je vais me faire écraser"
au "je ne traverse pas parce que c'est défendu" qui
conduit à une analyse incomplète, abstraite et dangereuse
de l'environnement dans lequel il se déplace.
Chez l'enfant, l'acquisition
de la maîtrise de l'environnement passe par une pédagogie
de l'autonomie. Il s'agit de remplacer l'enseignement d'un
savoir par une pédagogie du savoir-faire et du "savoir-être"
progressant selon le développement psychomoteur de l'enfant
et selon ses propres modes de circulation, la marche d'abord, la
bicyclette ensuite.
Observer,
analyser, décider, agir...
Pédagogie de l'autonomie, savoir-faire, "savoir-être",
autant de concepts qui risquent de rester creux s'ils ne se matérialisent
pas dans des approches pédagogiques plus concrètes.
Il faut donc revenir sur "savoir circuler" et, en prenant
l'exemple du piéton, poser la question "qu'est-ce-que circuler
à pied ?".
Très pragmatiquement
on peut répondre que "Circuler à pied consiste
à se déplacer sur la voie publique dans le but d'arriver
à destination." Cette lapalissade est plus complexe qu'il
n'y paraît. En effet, le déplacement à pied
s'effectue dans un environnement qui est à la fois technique
(état et profil du trottoir, nature de la rue, conditions
météorologiques, signalisation...) et social (nombre,
catégories, comportements des usagers en présence...).
Cet environnement est
continuellement changeant puisque chacun s'y déplace. A tout
instant, le piéton doit faire face à une succession
plus ou moins rapide de difficultés. Le but étant
d'arriver à destination, il est nécessaire de dominer
en permanence toutes ces situations. Circuler à pied c'est
donc d'abord maîtriser les exigences de sa propre mobilité
et de son environnement.
Pour maîtriser
chaque situation, le piéton met en oeuvre - le plus souvent
sans en avoir conscience - une démarche qui comporte quatre
phases :
- Observation
de l'environnement
L'observation de l'environnement
a pour objet d'inventorier tous les éléments constitutifs
de la situation susceptibles de constituer une information utile.
Alors que voir et regarder
sont des actes passifs, observer est une démarche active,
nécessitant volonté, méthode et donc apprentissage.
Quand on circule, l'observation doit être rapide et complète ;
des petits détails peuvent se révéler essentiels
alors que l'attention peut être détournée
par un élément spectaculaire mais sans intérêt
immédiat pour la sécurité.
Le piéton doit
enfin enregistrer la présence des éléments
masquant sa visibilité et s'efforcer d'en diminuer l'importance.
- Analyse et prévision
du risque
A partir des éléments
observés, l'analyse de la situation permet de prévoir
ce qui peut ou va se passer dans les secondes qui suivent et de
déterminer les dangers et les risques potentiels.
Parfois, les éléments
observés sont suffisants mais le piéton doit le
plus souvent faire appel à diverses capacités ou
connaissances (évaluation des vitesses et des distances,
réglementation, signalisation...) et surtout à son
expérience. Or l'expérience des enfants est, par
définition, insuffisante.
L'analyse doit conduire
à interpréter les éléments observés,
à en mesurer la valeur, afin d'évaluer la probabilité
du risque ; certains détails constituent des indices qui
permettent de deviner qu'un risque possible devient probable.
Autre donnée
de l'analyse, une situation peut évoluer de plusieurs façons
différentes créant des risques différents.
Dans cette analyse, la prévision la plus aléatoire
est celle du comportement des autres usagers. La connaissance
des règles de circulation est une aide indispensable puisqu'elles
sont la plupart du temps respectées, mais il est nécessaire
aussi d'imaginer qu'elles ne le soient pas.
Elle se résume
principalement, pour le piéton, à déterminer
s'il doit ou non modifier sa trajectoire, s'il doit continuer
ou s'arrêter (notamment
dans la traversée
de la rue). L'évaluation des risques résultant de
l'analyse de la situation est évidemment déterminante
dans ce choix.
La décision
du piéton va être largement influencée par
ses aptitudes physiques (vision, âge, mobilité...),
par ses attitudes psychologiques par rapport aux risques (peur,
témérité...) et par ses attitudes sociales
vis-à-vis des autres et de la réglementation. Chez
l'enfant, tout cela est lié directement à son développement
psychomoteur.
Par ailleurs, les situations
délicates rencontrées dans la circulation, par l'importance
donnée à l'aspect juridique de la conduite, et par
la peur qu'elles peuvent engendrer, sont ressenties comme conflictuelles
et développent entre usagers des rapports de rivalité,
d'agressivité et parfois même de violence, qui influencent
les décisions prises.
Sa qualité dépend
d'abord de la pertinence de la décision elle-même
mais aussi de la capacité du piéton à la
mettre en oeuvre. La décision prise demande une exécution
déterminée, sans hésitation ni tergiversation ;
mais elle nécessite un certain laps de temps pendant lequel
l'environnement continue de se modifier. Le cycle doit donc immédiatement
se remettre en fonctionnement pour corriger ou même modifier
la décision en cours d'exécution, et pour préparer
la décision suivante.
Ce descriptif montre
la complexité de cet acte simple qui consiste à circuler
à pied. L'enfant retrouvera cette même complexité
lorsqu'il commencera à circuler à bicyclette puis
plus tard à cyclomoteur ; mais là, tout deviendra plus
difficile puisqu'il lui faudra aussi maîtriser l'équilibre
et la vitesse d'un engin à deux roues...
Le schéma
simplifié exposé plus haut, peut se décliner
de la manière suivante pour la conduite d'un véhicule,
en sachant qu'un conducteur, en conduite urbaine, prend en moyenne
40 décisions à la minute et qu'il commet une erreur
toutes les deux minutes :
Cette approche de la
circulation permet de constater combien l'éducation routière
traditionnelle (étude de la réglementation et de la
signalisation routières) comporte d'immenses lacunes ; mais
cette dernière reste bien vivace chez tous ceux qui, croyant
bien faire, veulent inculquer aux enfants des règles de prudence.
Paul Barré,
novembre
1995
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